Perceptions des institutions législatives au Sénégal : Un mélange de confiance et de méfiance
Le Sénégal est souvent cité comme un modèle de démocratie en Afrique, en raison de sa stabilité politique, de son respect des processus démocratiques et de son engagement en faveur de l’alternance pacifique du pouvoir. Sa législation repose sur un cadre juridique hybride (mélange du droit français et du droit coutumier local). Depuis son indépendance, le pays a connu des réformes constitutionnelles majeures, qui ont suscité des débats au sein de la population.
Des études scientifiques ont révélé que les appréhensions, les perceptions des institutions législatives sont assez complexes. Elles dépendent de plusieurs facteurs tels que les inégalités sociales, la confiance institutionnelle, la participation démocratique, les interactions entre les citoyens et le pouvoir législatif. En effet, pour analyser les perceptions des institutions législatives, il conviendrait selon certains sociologues, philosophes et autres politologues, de mettre en exergue la position sociale et la reproduction des inégalités ; le niveau de satisfaction vis-à-vis des décisions spécifiques et du système global ; la qualité du débat public et le rôle des médias dans la diffusion de l’information ; la capacité des institutions à produire des normes sociales acceptées ; les divisions socio-économiques et leur influence sur la confiance aux institutions.
Mettant à profit ces facteurs, Pierre Bourdieu perçoit les institutions législatives comme « des instances productrices de symboles et de normes ». Le sociologue, dans son ouvrage intitulé “L’État”, met le focus sur la façon dont les structures de pouvoir se maintiennent de génération en génération. Selon lui, l’État , à travers ses institutions législatives, monopolise la violence symbolique, ce qui signifie qu’il impose un ordre légitime qui n’est pas perçu comme tel, parce que la domination est intériorisée par les citoyens.
Ainsi, les perceptions de ces institutions varient selon la position sociale. C’est-à-dire ceux qui ont davantage accès à la légitimité culturelle et économique, sont plus enclins à les percevoir positivement. D’ailleurs, le politologue canadien David Easton, dans son ouvrage “A Systems Analysis of Political Life”, évoque deux types de soutien envers les institutions politiques . Le soutien diffus qui représente la confiance générale envers le système législatif. C’est ainsi une loyauté à long terme envers les institutions, malgré des désaccords ponctuels. Le soutien spécifique quant à lui, relève de la perception positive des décisions législatives particulières.
De 1960 à nos jours, les différentes réformes de notre pays ont fait chacune, l’objet d’intenses débats et de réactions au sein de la population sous toutes ses formes. Une analyse chronologique nous permet de relater les perceptions des Sénégalais de ces réformes.
Senghor : fin du régime bicéphale, début du régime présidentiel
La réforme de 1963 fait suite á la crise politique entre le Président Léopold Sédar SENGHOR et le président du conseil Mamadou DIA. En effet, le site d’informations senegaldate.com /histoire/crise-politique-de-decembre-1962-au-senegal, rapporte que le président du Conseil M. DIA s’est opposé au vote d’une motion de censure par l’Assemblée nationale le 17 décembre 1962, en faisant investir les lieux par les forces de l’ordre. Cette crise politique opposait M. Dia, ainsi que quatre ministres du gouvernement, au Président Senghor.
La réforme de 1963 met fin au multipartisme et instaure le régime présidentiel. Elle est perçue comme une consolidation du pouvoir personnel de Senghor. Bien qu’elle ait été critiquée pour sa centralisation du pouvoir, elle a également été vue comme un moyen de stabiliser la jeune république. D’ailleurs, dans son étude sur les mutations politiques au Sénégal “Bilan de cinquante ans d’indépendance (1960 à 2010)”, le sociologue Moustapha TAMBA parle de la fragilité de l’État, avec le parlementarisme (1960-1963) et de sa consolidation par le présidentialisme.
Abdou Diouf : le multipartisme intégral
Sous Abdou DIOUF, suite à une révision de la constitution, il y a eu, à partir de 1983, l’instauration de la réforme sur l’introduction du multipartisme intégral. Cette réforme a été bien accueillie par le société civile et les partis de l’opposition, qui y voyaient un signe d’ouverture et de progrès démocratique (sous Senghor, le Sénégal avait un système limité à trois partis). Néanmoins, des critiques ont été formulées sur le contrôle étroit exercé par l’État sur les processus électoraux, ce qui a alimenté les suspicions de fraude. En 1991, les réformes ont visé à renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire et à réduire les pouvoirs présidentiels en faveur du Parlement. Bien que perçues comme des avancées, elles n’ont pas totalement dissipé les préoccupations quant au fonctionnement du système.
Abdoulaye Wade et son ticket présidentiel
Après son élection en 2000, le Président Abdoulaye WADE propose une nouvelle Constitution, qui est adoptée par référendum en 2001. Elle limite le mandat présidentiel à cinq ans (renouvelable une fois), introduit le poste de Premier ministre et renforce les libertés fondamentales. Cette réforme est appréciée et vue comme un pas vers la consolidation de la démocratie au Sénégal, en particulier avec la limitation du mandat présidentiel. Toutefois, des doutes persistent quant à son applicabilité, notamment l’indépendance de la justice.
En 2011, le Président Wade tente une révision de la constitution, afin d’instaurer le ticket présidentiel (président et vice-président élus ensemble) et d’abaisser à 25 % le seuil pour être élu au premier tour. Cette réforme est largement perçue comme une tentative de faciliter sa réélection et de préparer la succession de son fils, Karim Wade. Une tentative qui a provoqué des protestations massives et une mobilisation de la société civile, aboutissant à l’abandon du projet. Ce moment a renforcé la vigilance populaire, face aux réformes perçues comme visant à manipuler le cadre constitutionnel à des fins personnelles.
Macky SALL : le référendum et la question du 3e mandat
Le Président Macky SALL, élu en 2012, initie un référendum en 2016, pour réformer la Constitution. Les principaux changements incluent le rétablissement de la limitation du mandat présidentiel à cinq ans (appliquée à partir de son second mandat), la reconnaissance du rôle de l’opposition et le renforcement du pouvoir de l’Assemblée nationale et des institutions judiciaires. Elle est appréhendée comme une volonté de renforcer la démocratie et les institutions. Néanmoins, des critiques pointent le fait qu’il n’a pas appliqué la réduction du mandat présidentiel à son premier mandat, alimentant ainsi les suspicions sur ses intentions réelles.
En 2024, alors que la présidentielle approche, la possibilité que Macky SALL tente un troisième mandat, suscite de vifs débats et des manifestations. Bien que la Constitution limite le mandat présidentiel à deux termes, les partisans du pouvoir suggèrent que la réforme de 2016 pourrait lui permettre de se présenter à nouveau, un argument qui divise profondément la société sénégalaise, un sujet de grande tension. Une partie de la population et de l’opposition, voit cela comme une violation de l’esprit de la Constitution et une menace à la démocratie.
Le constat est fait que les relations entre pouvoir et opposition n’ont jamais été au beau fixe, normal diront certains, car c’est la logique de l’adversité politique. Ces relations peuvent souvent pousser à des blocages comme c’est le cas actuellement dans notre pays. D’ailleurs, dans son adresse à la nation du 12 septembre 2024, le Président Diomaye Faye prononce la dissolution de l’Assemblée nationale du Sénégal et programme les prochaines élections législatives à la date du 17 novembre 2024. Une décision qui fait suite aux blocages institutionnels notés entre le gouvernement et la majorité parlementaire (dissolution HCCT, CESE, débat d’orientation budgétaire, DPG du Premier ministre).
Cette dissolution permet au Président de consulter directement le peuple, à travers de nouvelles élections législatives. Selon le sociologue américain Talcott Parsons, les institutions législatives jouent un rôle crucial dans ce qu’il appelle la régulation normative du comportement social. Elles maintiennent l’ordre dans la société. Dans son ouvrage “The Structure of Social Action”, Parsons stipule que la perception de ces institutions dépend de leur capacité à remplir cette fonction. « Si les citoyens estiment que les législatures ne parviennent pas à maintenir l’ordre ou à produire des normes justes, leurs perceptions de ces institutions deviendront négatives ». Seymour Martin Lipset, sociologue et politologue américain, dans “Political Man: The Social Bases of Politics”, révèle que les perceptions varient selon les groupes sociaux.
La septième série d’enquêtes du réseau panafricain Afrobarometer menée entre 2017 et 2018, montre à cet effet que de nombreux Sénégalais ont une faible confiance en l’Assemblée nationale, perçue parfois comme trop politisée et déconnectée des préoccupations quotidiennes des citoyens. Cette méfiance s’étend souvent aux législateurs eux-mêmes, qui sont perçus comme davantage préoccupés par leurs propres intérêts politiques que par ceux de la population.
Responsabilité des médias
Les médias sénégalais jouent un rôle central dans la manière dont les populations perçoivent les institutions législatives. En relayant les débats parlementaires, les actions des députés et les décisions législatives, il influencent plus ou moins la perception du public de ces institutions. Les perceptions des institutions législatives sont souvent façonnées par l’espace public, c’est-à-dire le lieu où les citoyens discutent de la politique, en dehors des cadres institutionnels, notamment, les médias. Au Sénégal, beaucoup d’émissions sont ouvertes au grand public, qui participe soit en direct ou via les plateformes digitales, ils donnent leur point de vue sur tout ce qui touche á leur quotidien. « Une société où l’espace public est bien développé, permet un contrôle démocratique plus fort des institutions législatives. Par contre, un espace public affaibli, manipulé par des médias de masse ou des élites, peut entraîner une perte de confiance dans ces institutions » dixit Jürgen Habermas, dans son ouvrage “L’Espace public”.
Nous assistons ainsi à une floraison des chroniqueurs de médias, qui jouent un rôle clé dans l’analyse, la critique et la diffusion d’opinions sur divers sujets d’actualité et qui exercent au quotidien, une certaine influence sur les Sénégalais. Cependant, la subjectivité dans l’analyse des faits peut être un inconvénient majeur. Certains chroniqueurs ont souvent des opinions marquées, ce qui peut entraîner des biais dans leur analyse, réduisant la neutralité et l’objectivité. Ils peuvent, inconsciemment ou non, relayer des informations incorrectes ou mal vérifiées, ce qui peut conduire à la désinformation, surtout si leurs propos sont repris sans vérification. D’autres peuvent avoir un statut médiatique qui leur confère une autorité qui n’est pas toujours justifiée par leur expertise.
En outre, une analyse chronologique des réformes constitutionnelles et des institutions législatives de notre pays, peut révéler des perceptions assez complexes, marquées ou soutenues par un mélange de confiance et de méfiance, disons d’espoir et de frustration. Depuis Senghor, ces institutions ont bénéficié d’une légitimité due à la stabilité politique du pays, mais ne manquent pas de faire face à des critiques. Toutefois, il existe un potentiel pour une transformation positive de la perception et de l’efficacité des institutions législatives au Sénégal. Ce potentiel peut être développé par le rôle actif de la société civile et l’émergence d’une jeunesse politisée. Enfin, les médias qui jouent un rôle important mais qui font face à un manque de régulation du secteur. Une situation qui peut ouvrir la voie à une certaine difficulté pour l’opinion, de distinguer la bonne graine de l’ivraie.
Néné Jupiter Ndiaye
Journaliste/Sociologue